Interview 2ème partie

Publié par Lumière de Mâ

 

 

Extrait du livre Une Offrande de nous-même, éditions Terre du Ciel

Le travail comme une offrande à Dieu

 

Vous êtes femme de médecin et vous aidez votre mari ; vous gérez une maison, vous avez quatre enfants, et maintenant sept petits-enfants. Parallèlement à cela, vous enseignez et vous avez écrit de nombreux livres. Pouvez-vous nous parler de cette relation entre votre vie spirituelle et votre engagement dans la société où vous menez, je dirais, une vie comme tout le monde ? Beaucoup de gens voient une contradiction entre les deux aspects, et il semble que vous, vous ne la voyiez pas !

 

La vie est une. L’Esprit est un. Dieu est un. L’humanité est une. La vérité est une et indivisible. C’est quelque chose qui peut donc se vivre n’importe où, n’importe quand, dans n’importe quel pays, dans n’importe quel travail, dans n’importe quel contexte. Le cheminement même de la vie est le meilleur yoga, l’enseignement le plus sûr qui nous forme et nous transforme, qui nous fait acquérir de la maturité, et nous permet aussi peu à peu de comprendre la vie invisible.

 

A la base, il est un principe dont on ne peut absolument pas se passer : il faut qu’il y ait une piété, une foi. J’ai eu probablement l’immense grâce de naître avec, en moi, un grand amour pour le Seigneur. J’ai toujours aimé Dieu et cela m’était naturel. Je l’aimais dans la nature, en ma famille, et je l’aimais en mon travail. J’ai fait des études secondaires, des études de musique, mais au travers de  tout ce que je faisais, j’avais l’impression de vivre pour Dieu, de travailler pour Dieu, de chanter ou de jouer du piano pour Dieu, d’écrire des poèmes pour Dieu, et surtout d’apprendre beaucoup de choses pour Dieu et avec Dieu. C’est une réalité que je portais en moi.

 

Devenue femme de médecin, j’ai  été  l’assistante de mon mari et je fournissais la pharmacie à tous les habitants du village où nous étions. Cela me prenait du temps. On nous réveillait même la nuit. Puis j’ai eu mon premier enfant. Et là, peu à peu, la vie matérielle a commencé à prendre toutes mes forces, tout mon temps. Alors, pour la première fois, j’ai eu le sentiment que je ne faisais pas ce pourquoi j’étais venue  ici-bas  et  que  mon  âme  avait  soif d’autre chose. Puis, j’ai eu l’occasion de me recueillir dans une église où j’ai reçu l’ordre de mener une vie spirituelle en même temps que ma vie active dans le monde. J’ai appris à chanter Dieu tout en faisant ma cuisine, en répondant aux malades, en élevant mon petit garçon. J’avais toujours une prière dans mon cœur, une prière dans ma pensée. Longtemps j’ai répété : « Seigneur, que Ta volonté soit faite et non la mienne. » En fait, quoi que je fis, je le faisais de tout mon cœur, avec joie, avec plaisir, le mieux possible mais en l’offrant à Dieu, en sachant que j’accomplissais ce travail non pour moi-même, non plus uniquement pour mon enfant et mon mari ou pour les personnes qu’il soignait, mais pour Dieu.

 

Il semble que ce soit la clé de votre attitude.

 

Oui. C’est Dieu seul qui a tout fait !

 

« Que Ta volonté soit faite et non la mienne. Seigneur, c’est pour Toi que je travaille, c’est pour Toi que j’agis, c’est pour Toi que je chante, c’est pour Toi que j’écris, c’est pour Toi que j’élève mes enfants, c’est pour Toi  que je soigne les malades.  »

 

Finalement cette attitude permet d’être beaucoup plus efficace et d’apporter aux hommes beaucoup plus que lorsqu’on fait les choses pour soi-même, ou pour le progrès que l’on pourrait réaliser dans le monde, comme acquérir une personnalité riche en influences, riche en capacités, etc. C’est le contraire qui est vrai. Ce qui est juste, c’est de devenir impersonnel, de s’oublier soi-même. « Non pas moi, Seigneur, mais Toi, Toi seul. » Perdre sa personnalité humaine tout en la développant au maximum de sa perfection. Et je crois que tous les grands artistes, tous les grands bienfaiteurs de l’humanité, tous les grands savants, tous les grands médecins, tous les grands éducateurs ont eu cette attitude-là : « Non pas pour moi-même, mais la perfection pour les autres. »

 

On a tous tendance à être pris par ce que l’on fait et à oublier Dieu.

 

L’Inde enseigne à ne jamais perdre le souvenir de Dieu. Swâmi Vivekânanda donne une image très belle, en disant: « Se souvenir de Dieu continuelle- ment comme un filet d’huile qui coule d’un vase dans un autre. »

 

Se souvenir de Dieu, pas comme une obligation, mais comme un amour. Aimer Dieu. Et, à ce moment-là, on aime forcément les hommes qui sont les créatures de Dieu. Si on aime vraiment Dieu pour Dieu, on aime les hommes pour Dieu et on aime Dieu en chacun. Les personnes que je rencontre et que j’aime, je ne les aime pas pour elles-mêmes, mais pour Dieu qui est en elles. Et c’est là une très grande force qui grandit l’homme. Tandis que si on aime l’homme pour lui-même, parce qu’il est beau, parce que l’enfant est joli, on le diminue et le ramène à une notion qui est trop étroite. Dans la Bible, Jacob devient   Israël,   c’est-à-dire  un  peuple. Abraham devient le père des hommes, le père de l’humanité. C’est donc toujours dans la direction de la vastitude qu’il faut marcher et non pas se resserrer sur soi- même, pour avoir une importance personnelle. Vivre, agir, servir, travailler, sans aucune idée d’importance personnelle. Aujourd’hui on fait tout avec une grande idée d’importance personnelle et non pas pour se donner. Or, pour apprendre à se donner à Dieu qui est l’invisible, malgré tout, il faut d’abord apprendre à se donner aux hommes.

 

Est-ce que le travail n’était pas justement là autrefois comme un moyen d’expression de ce don ?

 

Tout à fait. Et je connais une jolie histoire qui me vient de mon professeur de philosophie. Dans sa famille vivait une vieille servante et lorsque, par exemple, elle enlevait la poussière d’un pied de table sculpté, elle disait: « Aujourd’hui, mon chéri, c’est ton tour d’être beau pour Dieu. » Cela paraît naïf mais c’est tellement puissant ; la puissance de Dieu en l’homme est dans sa vie quotidienne, dans sa joie, dans son travail et dans sa peine aussi de tous les jours. Cela suffit pour grandir en Dieu. La prière du laboureur le matin, au bord de son champ, et sa prière du soir avant de le quitter suffisent à lui permettre de croître en Dieu.

 

Vous parlez de la prière avant et après, mais est-ce que l’acte lui-même du labour n’est pas une prière ?

Justement, si on prie au commencement et si on  prie à la fin, l’acte du labour devient lui-même une prière. Mais il faut la prière consciente, voulue, au commencement et à la fin. Cela ne se fera pas tout seul.

Ceci devient une méthodologie pour ancrer la prière dans le moindre geste.

La Prière est indispensable à la vie. Elle enclenche un processus qui fait que le travail devient une bénédiction. La Bhagavad Gîtâ dit : « Dans l’action, vois l’inaction et dans l’inaction, vois l’action », c’est-à-dire rappelle-toi que c’est Dieu qui fait, ce n’est pas toi. Et pour moi-même, par exemple, quand je suis surchargée de travail, très fatiguée, c’est cette pensée qui m’aide : « Ce n’est pas moi qui fais, c’est Dieu », et le travail devient plus léger. On le fait de bon cœur en sachant qu’il doit être fait par nous mais qu’il est accompli par Dieu pour les autres. L’humanité a besoin de tous ces travaux bien faits. Mâ Ananda Moyî le dit : « Il faut vous efforcer de faire toutes choses sans négligence. » Et aujourd’hui, on travaille avec négligence, souvent, très souvent ! Et donc avec ennui. Aujourd’hui, on ne considère pas le travail comme faisant partie de la vie. On le voit comme une nécessité pour gagner sa nourriture et donc, moins on en fait, plus on est content. On essaie  de vivre à côté de son travail.

Oui, et souvent on n’aime pas son travail. Or,  il  faut aimer son travail. Mon père qui a été un grand pédagogue, adoré de ses élèves et respecté de tous, disait : « La pédagogie tient en deux mots : aimer ce qu’on enseigne et aimer ses élèves. » J’en reviens à l’amour. Aimer ce que l’on fait. Et je me souviens, étant jeune, d’une vendeuse dans un grand magasin qui faisait son travail avec un amour infini. Ma mère, qui devait beaucoup compter, car nous étions très serrés financièrement, allait toujours aux grandes ventes du mois de septembre et cette brave vendeuse cherchait et cherchait pour trouver le meilleur au meilleur prix avec un amour visible, humble et tout simple. Maintenant on voit rarement cela.

Une autre chose : le vrai travail, bien fait, rend humble. Mais l’humilité, qui est l’une des qualités primordiales de la piété, disparaît aussi actuelle- ment. On n’est pas humble dans la rue, dans la vie, chez soi ! Je crois que plus on a une place en vue dans la société, plus il faut être humble. « Nous sommes, dit Tagore, au service de l’Esprit ici-bas.»

Ce service de l’Esprit s’accomplit sur tous les plans de la conscience et de la vie. Le concret est plus proche de l’Esprit que le mental. La matière ne ment pas. Elle est ou elle n’est pas. Le travail matériel ne ment pas. Il est bien fait, il est utile, il est bon, ou bien il est mal fait et inutile. Tandis que le mental peut ruser, peut mentir, se donner des illusions et en donner aux autres. Le plus terrible est la piété hypocrite, qui s’écrie : « J’ai la vérité, j’ai la conscience tranquille. Ce que je fais, je le fais bien, je suis meilleur que les autres, j’ai la vraie foi... » C’est hélas ce qu’est souvent devenu le christianisme. Alors que le vrai yogin, le vrai religieux pense toujours : « Je ne suis rien, je ne suis qu’au commencement de l’apprentissage de la pureté, de l’apprentissage de la sainteté. » Shrî Aurobindo explique lui aussi que le yogin qui a eu de grands samâdhis dans sa vie et qui estime qu’il est arrivé au but, régresse, alors que le yogin qui, ayant vécu les plus hauts samâdhis, se dit : « je ne suis qu’au commencement de l’Infini » avance et reste dans le vrai. On est toujours au commencement de l’Infini. Mâ Ananda Moyî enseigne : « Comme elle est belle l’œuvre accomplie sans ego ! » C’est cela, faire n’importe quoi de tout son cœur en l’offrant à Dieu, le mieux possible pour que ce soit bon, beau, et salutaire dans l’humanité, une offrande parfaite au Seigneur !

La Bhagavad Gîtâ, au chapitre III, explique bien que toutes les œuvres doivent être faites comme une offrande. Refuser les œuvres de la terre en prétendant chercher Dieu, c’est un piège. On peut dire que cela ne réussit pas ! Nous avons à gravir une échelle, dont pas un échelon ne peut être sauté sans risque d’une chute.

 

Est-ce que ce n’est pas pourtant ce qu’ont cherché à faire tous les moines ?

 

Souvent, sans doute, mais pas toujours. Car il y a des « appelés » à la Solitude. Je dirais que la vie elle-même, quand elle est vécue en Dieu, nous donne des temps de monachisme. Elle nous procure à bon escient des moments pour nous retirer et pour pouvoir nous consacrer vingt-quatre heures sur vingt-quatre à la méditation ou à la prière. J’ai reçu cette grâce-là aussi plusieurs fois, en tombant malade. Le médecin ordonnait trois mois de repos, et j’ai passé ces mois à prier et à méditer. J’ai fait d’immenses progrès durant cette période. Le monachisme se donne quand l’homme cherche Dieu. Le moment où il peut se retirer quelque temps dans le Silence pour se consacrer vraiment et totalement à la méditation, vient puis se termine. Et c’est le retour à la vie où l’on va éprouver ce qu’on a conquis plus haut, dans le travail concret de tous les jours. Dans le travail de la terre, du monde, l’âme éprouve sa pureté, sa richesse, elle reconnaît sa force et ses faiblesses. Par l’Adoration elle s’élève à Dieu ; par le travail du monde, elle naît lentement à l’incarnation de la Sainteté. Et puis, chacun parvient à sa propre plénitude. Actuellement, on croit qu’il faut absolument arriver à des extases ou des samâdhis pour réaliser quelque chose. Ce n’est pas vrai. « La parabole des talents » du Christ est admirable à ce sujet. Il y a celui qui a reçu dix talents et qui en rend dix au Seigneur. Il a celui qui a reçu cinq talents et qui en rend cinq au Seigneur. Et le Seigneur répond à tous les deux :

« Bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, il te sera confié beaucoup. Entre dans la joie de ton maître. » La joie est la même pour celui qui  a reçu les dix talents et pour celui qui a reçu les cinq talents. Par contre, celui qui n’en a reçu qu’un - le talent qui est le don de la vie - et qui l’a enterré parce qu’il trouvait que ce n’était pas la peine de le faire prospérer pour son maître, a enterré sa propre vie qui n’a rien produit. Or la vie a pour tâche de produire une croissance en Dieu. Alors, bien sûr, le maître lui répond durement. Chacun, s’il donne tout ce qu’il peut, tout ce qu’il est, tout ce dont il est capable, arrive à sa propre plénitude. On voit cela chez les malades, chez les handicapés, chez les idiots et même les fous. Ils sont capables d’une certaine évolution qui est leur plénitude et qui est souvent très émouvante. Chacun y arrive et pour Dieu, c’est la plénitude. « Entre dans la joie de Ton maître, parce que tu as fait le travail que je t’avais demandé de faire, dans cette vie. »

 

Une autre chose que j’affirme toujours, c’est que, lorsque l’homme ne peut rien, il est dans la grâce  du Seigneur, et c’est Dieu qui fait. La vie spirituelle est un travail, et c’est une chose qu’on oublie. On croit que la vie spirituelle est de travailler moins, de vivre dans la contemplation. Sainte Thérèse d’Avila recommandait assez : « Ne recherchez pas les consolations, ne recherchez pas la contemplation. » Elle aimait mieux la sœur cuisinière ou les sœurs travailleuses que les autres; et quand elle partait pour aller fonder un nouveau Carmel, elle emmenait les travailleuses avec elle.

 

Car le travail permet les échelons de notre montée vers l’Esprit. Il n’y a qu’à voir la déchéance des malheureux chômeurs, ces gens qui ne peuvent plus travailler, qui se lèvent le matin ne sachant pas ce qu’ils vont faire de leur journée. C’est dramatique parce que cela diminue, étiole et détruit tout en eux : leur santé, mais aussi leur intelligence et leurs capa- cités. J’ai moi-même un beau-fils qui est chômeur depuis plus de deux ans et demi. Il est électricien.   Il a l’impression de perdre ses facultés, de perdre tout ce qu’il est, c’est horriblement dur. Le travail est une bénédiction, non pas pour les honneurs qu’on en reçoit ni même pour le salaire matériel qui est certes nécessaire à notre subsistance ; ceci est une chose, non la principale. Le paysan qui travaille la terre pour nourrir sa propre famille et les autres, fait un travail divin. Il aide la nature à produire ce pourquoi elle est faite et à nourrir les populations pour qu’elles puissent grandir et donner la plénitude de leurs capacités. Une infirmière qui allait régulière- ment dans certaines parties très pauvres de l’Asie disait : « Ces gens, comment peuvent-ils être intelligents ? Ils meurent de faim depuis leur  naissance ! » Rien ne peut se développer en eux. Il faut donc travailler pour se nourrir, pour être en santé, pour être un bon outil entre les mains du Seigneur. Le travail est une bénédiction. Quand on l’accueille comme venant de Dieu, il est doublement une bénédiction. Quand on le fait pour Dieu, il est triplement une bénédiction. Il nous permet de grandir, de progresser et plus on travaille, souvent concrète- ment, plus on est capable spirituellement de penser, de comprendre, de voir la Vie divine dans sa vérité.

 

Est-ce qu’une des difficultés de l’époque moderne n’est pas que le travail est de plus en plus parcellaire et dénué de sens ?

 

Tout à fait. Il y a tous ces travaux qui ne sont que des intermédiaires, qui transmettent d’un plan à un autre mais qui ne créent rien. Ce sont des travaux inhumains, peu profitables au développement des hommes. C’est sûr. On donne parfois l’exemple de l’automobile : depuis le mécanicien qui construit le moteur, les artistes qui font la carrosserie, les ouvriers qui construisent la voiture jusqu’à l’acheteur qui va l’acquérir, il y a un tas d’intermédiaires uniquement commerciaux qui font que la voiture va doubler ou tripler de prix. Mais ces intermédiaires, qui sont peut-être nécessaires d’un certain point de vue, ne font pas un travail concret. Ils ne créent rien et c’est là une activité creuse, appauvrissante.

 

Vous voulez dire tout ce qui est d’ordre commercial ?

 

Pas même, parce que dans le commerce on crée aussi. Mais il y a tous ces transmetteurs. On transmet la chose à un tel bureau, à une autre maison, etc. Ce sont des travaux dévalorisants pour la personne qui les fait. Pour ma part, je trouve triste (c’est peut-être nécessaire à cause de la quantité de gens, la compétitivité de la vie, etc.), mais je trouve triste toutes  ces machines qui remplacent l’homme. Dans les parkings, par exemple, là où il pourrait y avoir un contact humain si une personne derrière un guichet vous donnait votre ticket - peut-être n’est-ce pas très drôle d’être derrière un guichet -, on se trouve bien souvent face à une machine. Ma fille, alors qu’elle était malade, déprimée, me disait qu’elle ne pouvait plus aller dans ces parkings souterrains où il n’y a personne. On n’est pas reçu par quelqu’un. Dans les grands magasins, on n’est souvent reçu par personne. Il n’y a aucun échange. Je pense aux personnes âgées qui, autrefois, faisaient leurs courses dans leurs boutiques du quartier et faisaient un bout de causette avec l’épicière en achevant leurs achats. Ce contact humain était bienfaisant. Maintenant, on entre dans le magasin, on remplit son chariot, on passe par la caisse, tout le monde est pressé, énervé. Ce n’est pas humain, ce n’est pas divin. Puis cela apprend aux enfants à avoir trop de tentations, à la hauteur de leur nez, à vouloir ceci, cela. Ce sont peut-être des déformations qui viennent de la surpopulation et ceci est un autre problème que je me sens tout à fait incapable de traiter. Mais je crois qu’il faut penser à la Vie, à la Vie totale, telle qu’elle a été créée parfaite par le Créateur et où il y a tous les éléments qui permettent de grandir en esprit et en vérité. On prie mieux quand on a bien travaillé. On dort mieux quand on a travaillé, quand on a bien accompli sa tâche. C’est pourquoi je répète que le chômage est une catastrophe. Il y a aussi tous les faux chômeurs qui, finalement, trouvent bien commode de recevoir de l’argent à la fin du mois sans avoir travaillé et qui travaillent juste un peu pour avoir droit au chômage. C’est encore pire. L’intérêt se racornit toujours plus. Il y a aussi ceux qui travaillent uniquement pour la retraite, ce qui est tragique. Quand on me parle de retraite, je réponds toujours la même chose : pour moi il n’y a pas de retraite. Mon mari, étant un médecin libre, n’aura pas de retraite. Il faudra travailler jusqu’au bout de nos forces et après on verra bien. C’est Dieu qui sait, c’est Dieu qui fait. Mais maintenant on veut tout assurer  d’avance.  Or,   en  fait,  on  ne  peut  rien  assurer d’avance.  Jésus lui-même le dit, dans l’évangile selon saint Marc, au chapitre 13, verset 33 : « Pour ce qui est du jour et de l’heure (ceci est vrai pour tout) nul ne le sait, ni les anges du ciel, ni le Fils-même, mais le Père seul. » Dieu seul le sait. Vouloir tout assurer d’avance, c’est aussi perdre sa foi en Dieu, et c’est dans ce sens-là que l’Eglise s’élève contre l’astrologie, contre ceux qui prédisent l’avenir. Car de telles pratiques diminuent la foi. La foi ne sait pas, elle avance en répétant : « Que ta volonté soit faite. » La Providence de nos aïeux ! On l’a perdue. Je suis tout à fait d’accord qu’il y avait des erreurs dans la société telle qu’elle était, où l’ouvrier gravement accidenté perdait son travail et n’avait rien pour le compenser. Un Victor Hugo s’est élevé contre cette injustice, un Lamartine aussi. On a créé les œuvres sociales et c’était bien. Mais le social d’aujourd’hui, ce n’est plus cela du tout ! C’est devenu un règne, et un règne qui n’aide pas forcément ceux qui en ont besoin. Preuve en sont les malheureux qui ont faim dans les grandes villes, dans les rues de nos capitales. Il y en a de plus en plus. Quand je suis à Paris, je loge dans un hôtel, pas très loin de l’église Sainte Cécile où il y a toujours des mendiants qui dorment sur le trottoir, qui mangent un bout de pain. Je vais là chaque matin porter quelque chose, parce que je sais que c’est nécessaire. Mais c’est grave. Dans nos villes, il ne devrait pas y avoir de malheureux qui ont faim, qui n’ont pas un toit où dormir. Cela prouve que les autorités ne font pas leur devoir, qu’elles n’organisent pas leur ménage comme il le faut ! N’est-ce pas parce que les autorités ne sont pas concernées par la dimension spirituelle ? J’ai essayé de voir cela, en envoyant à l’occasion  un de mes livres à un chef d’Etat. J’ai parfois reçu une réponse, une réponse très courtoise, mais je n’ai jamais eu l’impression que cela avait déterminé ces personnes à gouverner au nom de Dieu ! Gouverner au nom de Dieu, c’est assurer le bonheur à tous. Comme le dit Sûryâ, le dieu Soleil, dans le yoga de la Princesse Kuntî, extrait du Mahâbhârata : « Ma volonté est le bonheur et la liberté de toutes les créa- tures. » Quand je suis en extase, en samâdhi, je ressens cette Réalité avec une certitude absolue. Je deviens l’univers entier. Je deviens immense et n’ai plus de contour ni de limites. C’est la Béatitude ! Mais la Béatitude pour l’univers entier, pas pour moi seule.

Tel est Dieu ! Actuellement, j’avoue que  depuis que j’enseigne, c’est-à-dire vingt-quatre ans, je n’ai plus ni le temps, ni la force physique d’entrer en samâdhi, car il y faut une force physique encore jeune. D’ailleurs Mâ Ananda Moyî le disait elle aussi : « On croit que j’ai régressé parce que je n’ai plus autant d’extases qu’autrefois ! » En fait cela veut dire que la force du samâdhi est installée dans le corps humain, dans l’être, et y demeure immuable, constante. Rien de mes activités humaines, terrestres, ne m’a jamais empêchée de faire ce qui était mon travail selon Dieu, parce qu’au fond tout ce que je fais, je le fais avec Dieu et pour Dieu. Lorsque j’étais beaucoup plus jeune et que mes enfants étaient encore petits, que j’avais eu, malgré tout, le temps d’aller méditer, il m’arrivait, en sortant du samâdhi, de voir toutes les personnes et les choses comme dans de l’ouate, dans une sorte de nuée blanche. Moi-même je ne me sentais pas sur la terre et pourtant je continuais à faire mon travail. J’ai réussi à me conduire de telle façon que personne ne se doutait de rien. Peu à peu je redescendais de l’extase et me retrouvais dans mon corps, dans ma conscience habituelle. Je n’en étais pas sortie, seule- ment j’étais arrivée au sommet de moi-même, à l’intérieur le plus intime de moi : Dieu !

 

Et puis, n’oublions pas ce qu’enseignent les sages de l’Inde : au début de la sâdhâna, lorsqu’on a médité très haut, qu’on a peut-être même vécu une extase et qu’on en revient, on souffre. On souffre parce qu’on sent qu’il y a une énorme différence entre ce que l’on fait sur la terre et ce que l’on a réalisé plus haut, dans l’Esprit. Mais cette différence doit disparaître. « Le yogin, parvenu à la perfection, dit la Bhagavad Gîtâ, qu’il soit en samâdhi ou dans le travail du monde, ne sent aucune différence. » Il est en Dieu des deux côtés. C’est une chose importante qui n’est pas facile. Voilà pourquoi il faut être fort. Longtemps on souffre en revenant de l’extase ; on ne sait même plus si elle est vraie, si elle a eu lieu ; elle est tellement différente de la vie quotidienne, matérielle, que l’âme n’en a plus de preuves face au concret qui est prépondérant. Il faut persévérer, persévérer. Puis arrive le moment où il n’y a plus de différence entre la vie humaine, terrestre et les samâdhis. « Le Bouddha, dit Swâmi Vivekânanda, était le vingt-quatrième Bouddha. Il en a fallu vingt-trois pour faire le vingt-quatrième. » Il y faut beaucoup d’années et, je pense, beaucoup de vies.

 

Toute l’existence matérielle est une croissance, le reflet de la vie spirituelle qui elle aussi est une croissance. Il ne faut pas croire qu’un samâdhi soit inactif. Ce n’est pas une contemplation béate. Non. Il y a une intense activité dans le samâdhi et l’on en sort changé. Certaines choses sont mortes et d’autres sont nées. Toujours Golgotha avant Pâques ! Tels sont les deux volets de la croissance divine : la mort et la renaissance, le détachement de soi et l’accomplissement en Soi. Entrer dans l’Absolu présente un côté terrifiant. Il faut y être prêt. Regardez la peine qu’a eue Shrî Râmakrishna, finalement secouru par Totapuri qui l’a aidé à se concentrer en lui mettant une pièce de verre entre les deux sourcils. Quand il a vu alors apparaître la Mère qu’il adorait, il a eu enfin la force de la pourfendre avec la volonté de sa pensée  divine  pour  entrer  dans  Rien,  dans  cette Immensité lumineuse, cette Vastitude infinie, dont on est à la fois le Centre et le Tout. Il y est resté six mois pour revenir ensuite apporter un Renouveau spirituel fabuleux, pas seulement à l’Inde, mais au monde entier. Shrî Râmakrishna reste le départ de  la Vie spirituelle actuelle et le départ dans le travail pieux également. Il racontait l’histoire du dieu Narendra et de son disciple. Le disciple disait à Narendra : « Seigneur, ce laboureur qui va tous les jours travailler dans son champ pour sa femme et ses enfants, il prie juste au début du jour et le soir avant de rentrer. Le reste du temps, il ne pense pas  à Dieu, il laboure son champ. » Alors, le Seigneur lui dit : « Va remplir une coupe jusqu’au bord et tu feras le tour de la chambre sans en verser une goutte. » Le disciple obéit, remplit la coupe et fait le tour de la chambre en veillant bien à ne pas verser une seule goutte. Quand il a fini et déposé la coupe, le Seigneur lui dit :

« Combien de fois as-tu pensé   à Dieu en portant ta coupe ? »

« Pas une fois ! »

« Tu vois, le laboureur qui prie le matin et le soir, en faisant tout son travail pénible, a suffisamment pensé à Dieu

 

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